"Tous mes frais ont augmenté de 50%", soupire Mehmet. Touchée par la chute de la livre turque, Chypre-Nord se débat face à une crise qui échappe totalement au contrôle de cette entité autoproclamée dont la survie économique dépend d'Ankara.
La livre turque a perdu cette année près de la moitié de sa valeur face au dollar, du fait des craintes des marchés envers l'économie turque et de la crise diplomatique avec les Etats-Unis.
Entité uniquement reconnue par Ankara, la République turque de Chypre-Nord (RTCN) et ses quelque 300.000 habitants font figure de victime collatérale.
Sans le moindre contrôle sur les fluctuations de la monnaie ou sur les taux d'intérêt, "il est extrêmement difficile pour une économie comme la nôtre de faire face à cette soudaine dévaluation", déclare le ministre de l'économie de la RTCN, Ozdil Nami.
Le tiers nord de l'île méditerranéenne est largement isolé depuis 1974, année de son invasion par l'armée turque en réaction à un coup d'Etat de Chypriotes-grecs voulant rattacher l'île à la Grèce, qui inquiétait la minorité chypriote-turque.
La zone tampon ("ligne verte"), qui divise l'île et qui est surveillée par l'ONU, n'a été ouverte à la circulation en certains points qu'à partir de 2003. La République de Chypre, à majorité chypriote-grecque, a fait son entrée dans l'Union européenne (UE) l'année suivante, avant d'adopter l'euro en 2008.
Avec la plongée de la livre turque, les Chypriotes-grecs sont aujourd'hui nombreux à franchir la zone-tampon pour faire le plein d'essence, provoquant de longues files d'attente aux points de passage de Nicosie, ultime capitale divisée au monde.
Cet afflux représente une maigre consolation pour Mehmet, propriétaire d'un café dans le nord de la ville. "Tous mes coûts ont augmenté de 50%, tandis que mes économies ont perdu la moitié de leur valeur", se plaint-il.
Les frais en livre turque de la scolarité de son fils en Grande-Bretagne ont quasi doublé. "Je peux encore gérer, mais au fil du temps, les gens n'auront plus les moyens", dit Mehmet, qui préfère s'exprimer sous un nom d'emprunt.
Les autorités chypriotes-turques ont mis en place une série de mesures, souligne le ministre Ozdil Nami.
Elles prévoient des mesures d'austérité compensées par d'importantes subventions sur le pétrole et les cigarettes, des réductions significatives sur les taxes à la consommation et à la propriété, ainsi que des incitations pour les investisseurs étrangers dans l'immobilier.
Les membres du gouvernement de l'entité et les parlementaires ont consenti à baisser de 20% leurs salaires, pour six mois, argue encore M. Nami, tandis que les syndicats de la fonction publique ont accepté une réduction de 15% du coût des heures supplémentaires.
Mais les prix continuent d'augmenter et les objets de valeur comme les biens immobiliers, les voitures ou les produits électroniques -tous vendus en devises étrangères- sont à présent inabordables pour la majorité.
"Il nous est impossible de lutter contre cette crise", déplore Erdal Guryay, professeur d'économie à l'Université privée de Chypre-Nord et ex-dirigeant de la Banque centrale de la RTCN.
"Nous ne possédons aucun instrument (de régulation de la crise, ndlr) et nous n'avons personne vers qui nous tourner, puisque nous sommes un Etat non reconnu". En conséquence, les effets de la crise sont même "plus importants qu'en Turquie", juge-t-il.
Les seuls vols directs ont pour destination la Turquie. Les principaux ports de la RTCN souffrent des mêmes restrictions.
Mehmet Benli, propriétaire d'une chaîne de supermarchés, affirme que les budgets plus serrés des Chypriotes-turcs ont engendré une baisse de 30% de ses ventes.
Les nouvelles mesures du gouvernement "ne sont qu'un pansement sur une plaie ouverte", dit-il.
L'économiste Erdal Guryay confirme l'afflux de Chypriotes-grecs, pour profiter des biens subventionnés.
"J'ai plus de clients chypriotes-grecs que chypriotes-turcs! Certains viennent pour la première fois" en RTCN, relève Mustafa Demdelen, qui tient une station d'essence à Nicosie-Nord.
Le propriétaire de supermarchés, Mehmet Benli, assure que 80% de ses profits les week-ends proviennent de son magasin le plus proche des points de passage.
C'est un "aspect positif, note M. Guryay. Mais si la crise se poursuit, les prix continueront d'augmenter et les Chypriotes-grecs cesseront de venir."
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